22.
— Maman a dit : pas à Fell’s Church, répéta Mme Flowers à Stefan. Et ça vaut pour la vieille forêt.
— OK. Mais alors, s’il n’est pas là-bas, où est-ce qu’il peut être, à votre avis ?
— Eh bien… murmura Elena. C’est sûrement la police, vous ne croyez pas ? Ils ont dû l’arrêter.
Son cœur se serra, et son ventre avec.
Mme Flowers poussa un soupir.
— Je le crois aussi. Maman aurait dû me prévenir, mais il y a de drôles de parasites dans l’atmosphère.
— Pourtant le bureau du shérif est bien à Fell’s Church. Du moins ce qu’il en reste.
— Et si c’était la police d’une ville voisine ? Celle qui a envoyé ces agents l’autre jour…
— Ridgemont, présuma Elena d’une voix accablée. C’est de là que venaient ceux qui ont perquisitionné la pension. Et de là aussi que venait Mossberg, d’après Meredith.
Elle jeta un œil à son amie à côté d’elle, mais Meredith ne réagit pas.
— C’est là-bas que le père de Caroline a tous ses pontes d’amis… Idem pour le père de Tyler Smallwood. Ils sont membres de ces cercles d’hommes où on se salue par des poignées de main secrètes et tout.
— Et est-ce qu’on sait un minimum ce qu’on fera, une fois sur place ? demanda encore Stefan.
— J’ai plus ou moins un plan A, admit Elena. Mais je ne sais pas si ça marchera : tu pourras peut-être nous le dire.
— Vas-y, explique-moi.
Elena leur soumit son idée. Stefan l’écouta et dut réprimer une envie de rire.
— Je crois que ça devrait le faire, trancha-t-il en reprenant son sérieux.
Elena commença aussitôt à réfléchir aux plans B et C pour qu’ils ne se retrouvent pas coincés si jamais le premier échouait.
Ils durent traverser Fell’s Church pour rejoindre la route de Ridgemont. Les yeux embués de larmes, Elena découvrit les ruines des maisons incendiées et les arbres calcinés. C’était sa ville, elle avait tout fait pour la protéger à l’époque où elle était un esprit. Comment avait-elle pu se retrouver dans cet état ?
Et surtout, arriveraient-ils un jour à la remettre sur pied ?
Elle frissonna sans pouvoir s’arrêter.
*
* *
La mine sombre, Matt prit place dans la salle de réunion des jurés. Il y avait déjà mis les pieds il y a longtemps de ça, et savait que les fenêtres étaient condamnées de l’extérieur. Pas étonnant, c’était le même topo au tribunal de Fell’s Church. Toutefois, il avait testé la solidité de ces planches et savait que, s’il le voulait, il pouvait facilement s’échapper.
Mais ça ne lui disait rien.
Il était temps pour lui d’affronter ses problèmes personnels. Il était déjà décidé à le faire avant que Damon n’emmène les filles au Royaume des Ombres, mais Meredith l’en avait dissuadé.
Matt savait aussi que M. Forbes, le père de Caroline, copinait avec toutes les forces de l’ordre et représentants du système juridique du comté. Tout comme M. Smallwood, le père du véritable coupable. Ils ne risquaient donc pas de lui accorder un procès équitable. Mais, quel que soit le type de procès, à un moment ou à un autre ils seraient au moins obligés de l’écouter.
Et alors ils entendraient toute la vérité, rien que la vérité. Ils ne le croiraient peut-être pas sur le coup. Mais plus tard, si les jumeaux de Caroline étaient aussi incontrôlables que les bébés loups-garous ont la réputation de l’être, eh bien… à ce moment-là, ils repenseraient aux propos de Matt.
Il faisait le bon choix, il en était convaincu. Même si, pour l’heure, il avait la sensation d’avoir du plomb dans l’estomac.
Au pire, qu’est-ce qu’ils peuvent me faire ? se demanda-t-il, et il fut dépité d’entendre la voix de Meredith lui revenir en écho : « Ils peuvent te mettre en prison. Pour de vrai. Tu as plus de dix-huit ans. C’est peut-être une bonne nouvelle pour un vrai criminel qui a roulé sa bosse, un dur à cuire avec des tatouages faits maison et des biceps gros comme un tronc, mais toi, ça ne va pas te plaire, crois-moi. » Et aussi, après vérification sur Internet : « Matt, en Virginie, c’est passible de la prison à vie. Et le minimum, c’est cinq ans. Je t’en prie, Matt, ne les laisse pas te faire ça ! Parfois, c’est vrai quand on dit que prudence est mère de sûreté. Ils ont toutes les cartes en main, alors que nous on avance, les yeux bandés dans le noir… »
Elle s’était particulièrement creusé la cervelle pour faire des métaphores incohérentes et tout, se souvint Matt, abattu. « Mais ce n’est pas vraiment comme si je me portais volontaire, là. Je parie qu’ils savent que ces planches ne sont pas très solides, mais, si je m’évade, qui sait jusqu’où je serai poursuivi ? Alors que, si je reste, j’aurai au moins l’occasion de dire la vérité. »
Il ne se passa rien avant un long moment. Matt devinait à la lumière qui filtrait entre les planches qu’on était en plein après-midi. Un homme entra et lui proposa un tour aux toilettes et un Coca. Il accepta les deux, mais exigea aussi un avocat et le coup de fil auquel il avait droit.
— Tu vas en avoir un, d’avocat, grommela l’homme quand il ressortit des toilettes. Un commis d’office.
— Ce n’est pas ce que je demande. Je veux un vrai avocat. Un que je choisis moi.
L’homme prit un air blasé.
— Un gosse comme toi n’a pas les moyens. Tu te contenteras de celui qu’on te donnera.
— Ma mère a de l’argent. Si elle était là, elle voudrait que j’aie l’avocat de la famille, pas un petit jeune tout juste sorti de la fac de droit.
— Que c’est touchant, railla l’homme. Maman te manque. Mais, à l’heure qu’il est, je parie qu’elle a fait toute la route jusqu’à Clydesdale avec la toubib noire.
Matt se figea.
Confiné dans cette salle, il s’efforça tant bien que mal de réfléchir. Comment savaient-ils que sa mère et le Dr Alpert étaient parties ? La formule « toubib noire » lui laissa un sale goût dans la bouche quand il la repassa dans sa tête ; un goût plutôt vieillot et tout simplement infect. Si la femme médecin avait été un homme blanc, ça aurait paru stupide de dire « avec le docteur blanc ». Un peu comme dans un vieil épisode de Tarzan.
Une colère intense monta en lui. Tout autant que la peur. En boucle dans son esprit tournaient les mots surveillance, espionnage, complot, étouffer l’affaire. Et plus futé, aussi.
Il devait être cinq heures passées, heure à laquelle tous les employés habituels du tribunal avaient plié bagage, quand on l’emmena en salle d’interrogatoire.
Pour les deux fonctionnaires qui essayèrent de le cuisiner dans la pièce exiguë équipée d’une petite caméra vidéo dans un angle du mur, parfaitement visible en dépit de sa taille, tout ça n’était qu’un jeu, comprit-il.
À tour de rôle, l’un criait qu’il ferait aussi bien de cracher le morceau, l’autre jouait la carte de la compassion avec des allégations du type : « La situation a dérapé, pas vrai, p’tit ? On a une photo du suçon qu’elle t’a fait. Un beau petit lot, cette gamine, hein ? » Le tout accompagné de clins d’œil. « Je te comprends. Mais ensuite, elle a commencé à t’envoyer des signaux contradictoires… »
Pour Matt, ce fut la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
— Non, on ne sortait pas ensemble et, non, elle ne m’a pas fait de suçon. Par contre, quand je dirai à Forbes qu’on a traité sa fille de « beau p’tit lot », avec clins d’œil et tout le bazar, j’en connais un qui se fera virer. Les « signaux contradictoires », c’est vous qui en parlez, moi je ne les ai jamais vus. Je sais reconnaître un non quand j’en entends un, autant que vous, et je sais aussi que non, ça signifie NON !
Cette réplique donna lieu à un petit tabassage en règle. Matt fut surpris, quoique pas tant que ça, vu la façon dont il venait de les menacer et de se payer leur tête.
Ensuite, ils semblèrent renoncer et le laissèrent seul dans la salle d’interrogatoire, qui, contrairement à celle des jurés, n’avait aucune fenêtre. Juste pour la caméra, Matt se mit à répéter une phrase comme un disque rayé : « Je suis innocent, et on me refuse mon droit à un appel et à un avocat. Je suis innocent… »
Ils finirent par revenir le chercher. Flanqué des deux flics, le gentil et le méchant, il fut introduit dans une salle d’audience déserte. Enfin non, pas complètement, s’aperçut-il. Quelques journalistes se tenaient au premier rang, dont un ou deux armés d’un carnet à croquis prêt à l’emploi.
Quand Matt vit la scène, exactement comme dans un vrai procès, et qu’il imagina les portraits qu’on ferait de lui, comme ceux qu’il voyait parfois à la télé, le poids qu’il avait sur l’estomac laissa place à des palpitations affolées.
En même temps, porter l’affaire au grand jour, c’était ce qu’il voulait, non ?
On l’amena à une table vide. De l’autre côté de l’allée centrale, plusieurs hommes bien vêtus se tenaient devant une table similaire, chacun avec un tas de papiers sous les yeux.
Mais ce qui retint l’attention de Matt à cette table, ce fut Caroline. Il ne la reconnut pas tout de suite. Elle portait une robe en coton gris perle. Gris, comme par hasard ! Mais pas un seul bijou, et un maquillage très discret. La seule couleur visible était celle de ses cheveux : un cuivré auburn. Ils semblaient être redevenus comme avant, et non plus mouchetés tels qu’ils l’avaient été au début de sa transformation. Aurait-elle fini par maîtriser son apparence ? C’était mauvais signe.
Et finalement, d’un air de marcher sur des œufs, les jurés firent leur entrée. Ils savaient forcément que tout ça n’était pas foncièrement légal, pour autant ils s’avancèrent, au nombre de douze, suffisamment nombreux pour remplir les bancs qui leur étaient destinés.
Matt prit conscience du fait qu’un juge était assis à la chaire en hauteur, devant lui. Est-ce qu’il était là depuis le début ? Non…
— Veuillez vous lever pour accueillir le juge Thomas Holloway, annonça un huissier d’une voix tonitruante.
Matt s’exécuta, tout en se demandant si le procès allait réellement démarrer sans son avocat. Mais, avant que tout le monde n’ait le temps de se rasseoir, la porte à double battant de la salle d’audience s’ouvrit dans un fracas et une montagne de dossiers sur pattes entra en hâte ; derrière apparut ensuite une jeune femme d’une vingtaine d’années, qui laissa tomber son barda sur la table derrière lui.
— Maître Gwen Sawicki… Présente ! lâcha-t-elle d’une voix essoufflée.
Un peu comme une tortue, le juge Holloway tendit le cou pour la faire entrer dans son champ de vision.
— Vous avez été engagée pour représenter la défense ?
— Si votre honneur en convient, oui… il y a de cela trente minutes. J’ignorais que nous siégions en séance nocturne, Votre Honneur.
— Ne faites pas la coquette avec moi ! répliqua sèchement le juge Holloway.
Il poursuivit, permettant aux avocats de l’accusation de se présenter, tandis que Matt s’attardait sur le terme « coquette ». Encore un de ces mots, pensa-t-il, qu’on n’employait jamais à l’égard d’un homme. Un coquet, on le disait pour rire. Alors qu’une coquette, ça passait très bien. Pourquoi ? Mystère.
— Appelez-moi Gwen, chuchota une voix dans son dos.
En tournant la tête, Matt découvrit une fille aux yeux noisette et aux cheveux châtains relevés en queue-de-cheval. On ne pouvait pas dire qu’elle était jolie, mais elle paraissait honnête et franche, ce qui faisait d’elle la plus belle personne présente dans cette salle.
— Moi c’est Matt… Enfin, ça vous le savez.
— Carolina, c’est votre petite amie ?
Discrètement, Gwen lui montra une photo de l’ancienne Caroline à une fête, juchée sur des talons aiguilles et des jambes bronzées interminables, relayées in extremis par une minijupe noire en dentelle. Son corsage blanc était si moulant au niveau de la poitrine qu’il semblait avoir bien du mal à contenir les atouts dont la nature l’avait dotée. Quant à son maquillage, il était tout sauf discret.
— Elle s’appelle Caroli-ne et on n’est jamais sortis ensemble, par contre c’est bien elle : la vraie Caroline, chuchota Matt. La fille qu’elle était avant que Klaus débarque et s’en prenne à son petit copain, Tyler Smallwood. Il faut que je vous explique ce qui s’est passé quand elle a appris qu’elle était enceinte…
Elle avait pété un câble, voilà ce qui s’était passé. À l’époque, personne ne savait où était Tyler, s’il était mort après l’ultime combat contre Klaus, devenu un loup-garou en cavale… Bref. Alors Caroline avait essayé de mettre ça sur le dos de Matt, jusqu’à ce que Shinichi fasse son apparition et devienne son petit ami.
Sauf que Shinichi et sa sœur Misao lui avaient joué un tour cruel, en lui faisant croire que Shinichi allait l’épouser. Quand elle avait compris qu’il se fichait royalement d’elle, Caroline avait piqué la crise de sa vie et tenté à tout prix de faire de Matt son bouche-trou.
Matt fit de son mieux pour tout expliquer à Gwen, pour qu’elle puisse le raconter à son tour aux jurés, mais la voix du juge Holloway les interrompit :
— Vu l’heure tardive, nous nous passerons des débats préliminaires, décréta-t-il. L’accusation souhaite-t-elle appeler son premier témoin ?
— Attendez ! Objection ! cria Matt, sans tenir compte du fait que Gwen le saisissait par le bras pour le faire taire.
— Tu ne peux pas contester les décisions du juge ! siffla-t-elle dans son dos.
— Et le juge ne peut pas me faire ça ! rétorqua Matt.
Il tira d’un coup sec sur son tee-shirt, qu’elle agrippait entre ses doigts.
— Je n’ai même pas encore eu l’occasion de m’entretenir avec cette avocate de l’assistance judiciaire !
— Peut-être auriez-vous dû accepter son aide plus tôt.
Le juge prit une petite gorgée de son verre d’eau, puis avança brusquement la tête vers Matt.
— N’est-ce pas ?
— C’est ridicule ! s’exclama Matt. Vous m’avez empêché d’appeler mon avocat !
— Le prévenu a-t-il demandé à appeler quelqu’un ? répliqua sèchement l’homme en parcourant la salle des yeux.
Les deux policiers qui avaient passé Matt à tabac secouèrent la tête gravement. Puis l’huissier, que Matt reconnut tout à coup comme étant le type qui l’avait retenu dans la salle des jurés pendant près de quatre heures, répondit lui aussi par la négative, hochant la tête de gauche à droite. Ils étaient là, tous les trois, à faire signe que non de la tête, presque à l’unisson.
— Dans ce cas, puisque vous ne l’avez pas demandé, vous avez perdu ce droit, trancha le juge.
Toujours ce ton sec ; on aurait dit qu’il ne savait pas s’exprimer autrement.
— Vous ne pouvez pas l’exiger en plein procès. Bien, comme je le disais…
— Je proteste ! cria Matt encore plus fort. Ils mentent tous ! Vous n’avez qu’à consulter les vidéos de mon interrogatoire ! Je n’ai pas arrêté de dire…
— Maître… Faites taire votre client, sinon je retiendrai l’outrage à la cour !
— Il faut vous taire, maintenant, ordonna la jeune avocate à Matt.
— Personne ne me forcera à la fermer ! Vous n’avez pas le droit de faire ce procès alors que vous ne respectez aucune règle !
— La ferme !
Le juge Holloway éleva la voix de façon surprenante.
— Le prochain qui fait un commentaire sans avoir reçu ma permission expresse sera inculpé d’outrage à la cour, et sera puni d’une nuit de prison et de cinq cents dollars d’amende.
Il marqua une pause, en regardant autour de lui pour s’assurer que ses paroles avaient été comprises.
— Bien ! Que l’accusation fasse entrer son premier témoin.
— Nous appelons Caroline Beulah Forbes à la barre.
Cette dernière avait changé de silhouette, comparée à la photo de Gwen. Son ventre avait maintenant la forme d’un avocat à l’envers. Matt entendit des murmures derrière lui.
— Caroline Beulah Forbes, jurez-vous que le témoignage que vous allez apporter sera la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ?
Au fond de lui, Matt tremblait. Était-ce surtout de colère, de peur ou une juste combinaison des deux ? Il l’ignorait. Mais le fait est qu’il se sentait comme un geyser prêt à exploser, pas nécessairement parce qu’il le voulait, mais parce qu’il était sous l’emprise d’influences qui le dépassaient totalement. Matt le gentil, le calme, le soumis, il l’avait laissé quelque part en chemin. Maintenant il était Matt le rageur, le déchaîné, et personne d’autre.
Issues d’un monde vaguement extérieur, des voix s’insinuèrent petit à petit dans ses rêveries. Et l’une d’elles en particulier, aussi piquante et irritante qu’une ortie.
— Pouvez-vous identifier parmi les personnes présentes dans la salle le garçon que vous avez cité comme étant votre ancien petit ami Matthew Jeffrey Honeycutt ?
— Oui, répondit doucement la voix épineuse. Il est assis à la table de la défense, en tee-shirt gris.
Matt releva brusquement la tête et regarda Caroline droit dans les yeux.
— C’est faux et tu le sais ! On n’est jamais sortis ensemble. Pas une seule fois.
Le juge, qui semblait s’être assoupi, se réveilla d’un coup.
— Huissier ! lança-t-il d’un ton brusque. Maîtrisez le prévenu immédiatement.
Matt se crispa. Il entendit son avocate protester, puis se retrouva subitement immobilisé pendant qu’on le bâillonnait avec du gros scotch.
Il se débattit, essaya de se lever. Alors ils le ligotèrent à la chaise en dévidant le rouleau de ruban autour de sa taille.
— S’il se sauve avec cette chaise, vous la rembourserez de votre poche, miss Sawicki, commenta le juge quand ses hommes en eurent fini avec Matt.
Ce dernier sentait Gwen trembler à côté de lui. Mais pas de peur, non. Il reconnut tout de suite son air de Cocotte-Minute à deux doigts d’exploser, et comprit qu’elle serait la prochaine. Et ensuite le juge l’inculperait pour outrage à la cour, et alors qui le défendrait, hein ?
Il croisa son regard et secoua la tête d’un air catégorique. Puis il continua de se dévisser le cou, atterré, à chaque mensonge que Caroline débitait.
— Ce qui se passait entre nous devait rester secret, raconta-t-elle sagement, en arrondissant le pan de sa robe grise. Tyler Smallwood, mon ex-petit ami, aurait pu le découvrir. Et alors il aurait… Enfin, disons que je ne voulais pas qu’il y ait un problème entre eux.
« Ouais, fais gaffe où tu mets les pieds, pensa Matt avec amertume, parce que le père de Tyler a probablement autant d’appuis que le tien dans cette salle. Plus, même. » Il déconnecta un moment, jusqu’à ce qu’il entende l’accusation poser la question :
— Est-ce qu’il s’est passé quelque chose d’inhabituel lors de cette fameuse soirée ?
— Eh bien, on est allés faire un tour en voiture. Dans le coin de la pension… personne ne nous verrait là-bas… Et c’est vrai, j’ai bien peur de lui avoir fait un… un suçon. Mais après j’ai voulu rentrer, et lui ne s’arrêtait plus. J’ai dû le repousser comme je pouvais. Je l’ai griffé avec mes ongles…
— L’accusation souhaite produire la pièce à conviction numéro deux, à savoir une photo des profondes marques d’ongles sur le bras du prévenu…
Matt croisa le regard de Gwen, qui lui parut abattue. Elle lui montra une photo conforme à son souvenir : les entailles laissées par les dents de l’énorme malach, quand il avait réussi à retirer son bras de sa gueule.
— La défense stipulera que…
— Accordé.
— Mais j’avais beau crier et me débattre, il était trop fort, et je… je pouvais rien…
Caroline rejeta la tête en arrière, tourmentée par la honte qui la hantait. Des larmes coulèrent sur ses joues.
— Votre Honneur, la prévenue a peut-être besoin d’une pause pour se refaire une beauté, suggéra Gwen âprement.
— Jeune fille, vous commencez à m’échauffer. L’accusation peut s’occuper toute seule de ses clients – je veux dire, de ses témoins…
Matt avait griffonné un maximum de notes sur sa version des faits, sur une feuille vierge, pendant que Caroline faisait son cinéma. Gwen les avait maintenant sous les yeux.
— Donc, reprit-elle, votre ex, Tyler Smallwood, n’est pas et n’a jamais été…
Elle déglutit nerveusement.
— … un loup-garou ?
Entre deux larmes honteuses, Caroline émit un petit rire.
— Bien sûr que non. Les loups-garous n’existent pas.
— Tout comme les vampires.
— Non, les vampires n’existent pas non plus, si c’est ce que vous insinuez. Qu’est-ce que vous croyez ?
Caroline jeta des coups d’œil dans tous les recoins de la salle.
Gwen se débrouillait bien, remarqua Matt. Le vernis lisse et sage de Caroline commençait à s’écailler.
— Et les gens ne reviennent jamais d’entre les morts… Pas de nos jours, en tout cas, poursuivit la jeune avocate.
— Ça…
Une pointe de malice s’était glissée dans la voix de Caroline.
— Vous n’avez qu’à aller à la pension de Fell’s Church, et vous verrez qu’une fille du nom d’Elena Gilbert vit là-bas alors qu’elle est censée s’être noyée l’an dernier, le jour de la fête des Fondateurs, après le défilé. Elle était Miss Fell’s Church, évidemment.
Un murmure se fit entendre parmi les journalistes. Le surnaturel, ça se vendait mieux que n’importe quel sujet, surtout si une jolie fille était impliquée. Matt aperçut un sourire satisfait gagner toutes les lèvres au premier rang.
— Silence ! Miss Sawicki, tenez-vous-en aux faits dans l’affaire qui nous occupe !
— Oui, Votre Honneur.
Gwen sembla contrariée.
— OK, Caroline, revenons au jour de l’agression présumée. Après coup, suite à ce que vous venez de nous raconter, avez-vous appelé la police ?
— J’avais… trop honte. Mais ensuite, je me suis rendu compte que je pouvais tomber enceinte ou attraper une maladie épouvantable, alors j’ai compris qu’il fallait que j’en parle à quelqu’un.
— Mais cette maladie n’était pas la lycanthropie – autrement dit, la faculté de se transformer en loup-garou, n’est-ce pas ? Puisque ça n’existe pas.
Gwen jeta un coup d’œil anxieux à Matt, qui la regarda d’un air désolé. Il avait espéré que, si on forçait Caroline à parler sans cesse de loups-garous, elle finirait par s’agiter de plus en plus. Mais elle semblait totalement maîtresse d’elle-même à présent.
Le juge, lui, avait l’air furieux.
— Jeune fille, je ne tolérerai pas qu’on tourne mon tribunal en dérision avec ces histoires absurdes !
Matt fixa le plafond. Il allait faire de la prison. Plusieurs années. Pour un crime qu’il n’avait pas commis. Qu’il ne commettrait jamais. Et en plus, maintenant, des journalistes iraient peut-être fouiner du côté de la pension et casser les pieds à Elena et à Stefan. Et merde ! Caroline avait réussi son coup, en dépit du serment qu’elle avait signé avec son propre sang de ne jamais trahir leur secret. Damon l’avait signé lui aussi. L’espace d’un instant, Matt regretta qu’il ne soit pas là pour les venger. Peu importe combien de « Blatte » il devrait encaisser, pourvu que Damon surgisse.
Mais point de Damon en vue.
Alors il s’aperçut que le ruban adhésif qui lui serrait la taille était suffisamment bas pour qu’il puisse se plier et s’écraser le front sur la table devant lui. Ce qu’il fit sans hésiter. Bang.
— Si votre client souhaite l’immobilisation totale, miss Sawicki, il est possible…
C’est alors que tout le monde entendit. Comme un écho, mais à retardement. Et beaucoup plus fracassant que le bruit d’un crâne heurtant une table.
BANG !
Puis un autre.
BANG !
Puis vint le bruit dérangeant et lointain de portes violemment ouvertes, comme enfoncées au bélier.
À ce stade, il aurait été encore temps pour l’auditoire de prendre la fuite. Mais pour aller où ?
BANG ! Une autre porte, non loin, s’ouvrit d’un coup.
— Silence ! Silence dans la salle !
Des bruits de pas résonnèrent sur le parquet du couloir.
— Silence !
Mais personne, pas même un juge, ne pouvait empêcher autant de personnes de marmonner. Qui plus est à une heure avancée de la soirée, dans une salle d’audience fermée à clé, après tous ces propos sur les vampires et les loups-garous…
On entendit les pas se rapprocher, une porte grincer et claquer.
Un murmure… incertain… parcourut la salle. Caroline retint son souffle, agrippant son ventre arrondi.
— Barrez-moi ces portes ! Huissier ! Verrouillez tout !
— Les barrer comment, Votre Honneur ? Elles ne se ferment que de l’extérieur !
Quoi que cela ait été, c’était tout près…
Les portes de la salle d’audience s’ouvrirent lentement. Matt posa une main rassurante sur le poignet de Gwen, tendant le cou pour regarder derrière lui.
Dressé de toute sa hauteur dans l’embrasure, Sabre apparut, l’air, comme toujours, beaucoup plus gros qu’un chien ordinaire. Mme Flowers s’avançait à ses côtés ; Stefan et Elena fermaient la marche.
Cliquetis de pas lourds à mesure que Sabre approchait, seul, de Caroline, qui respirait et frissonnait de plus en plus fort.
Silence de mort dans l’assemblée à la vue de cette bête imposante, de son pelage noir d’ébène et de son regard ténébreux et brillant, qui les observait tranquillement.
L’animal poussa un soupir, l’air boudeur.
Autour de Matt, les gens gesticulaient comme s’ils étaient en proie à des démangeaisons. Il regarda la scène fixement et vit Gwen l’imiter, tandis que les halètements du public cédaient le pas à la suffocation générale.
Finalement, Sabre leva la truffe vers le plafond et émit un long hurlement.
Ce qui s’ensuivit ne fut pas beau à voir de l’avis de Matt. Il préféra ne pas regarder le nez et la bouche de Caroline s’allonger en saillie pour former un museau. Ni ses yeux se rétracter en deux petites fentes profondes bordées de poils.
Pas plus que ses mains et ses doigts, qui se contractèrent pour ensuite se déployer en grosses pattes aux griffes noires s’agitant de façon incontrôlable.
Cependant, l’animal qui finit par apparaître était magnifique. Matt ignorait ce qu’était devenue la robe grise, si Caroline l’avait désintégrée, si elle s’était carrément dénudée ou quoi. En revanche, il vit un superbe loup gris bondir du banc de la défense pour aller lécher les bajoues de Sabre, puis se rouler par terre et s’ébattre autour de l’imposant chien, qui jouait manifestement le rôle de chef de meute.
Sabre émit alors un grognement sourd. Le loup qu’était Caroline frotta tendrement son museau contre le cou du chien.
La même scène se reproduisit un peu partout dans la salle. Les deux procureurs, trois des jurés… le juge en personne…
Ils se transformaient tous, non pas pour attaquer, mais pour forger leurs liens sociaux avec l’imposant chien, le mâle dominant, en quelque sorte.
— On lui a parlé en chemin, expliqua Elena à Matt entre deux jurons, alors qu’elle essayait d’enlever le scotch dans ses cheveux. On lui a dit de ne pas être agressif et de n’arracher aucune tête – Damon m’a raconté avoir fait ça un jour.
— On voulait éviter le carnage, continua Stefan. Et on savait qu’aucun animal ne serait aussi imposant que lui. Alors on s’est appliqués à faire ressortir tous ses instincts de loup – tiens, Elena, tire par ce bout. Désolé, Matt.
Brûlure du sparadrap qu’on arrache d’un coup sec… Matt plaqua la main sur sa bouche. Mme Flowers se chargea de couper l’adhésif qui le retenait à la chaise à coups de ciseaux. Subitement, il fut entièrement libéré et eut une envie irrépressible de crier. Mais il se contenta de remercier ses trois sauveurs en les serrant dans ses bras.
Gwen, la pauvre, était en train de vomir dans une poubelle. Et encore, elle avait de la chance de s’en être trouvé une, constata Matt. Un des jurés, lui, rendait ses tripes par-dessus la rambarde du box.
— Je vous présente Mlle Sawicki, annonça-t-il fièrement. Elle est arrivée en retard au procès, mais elle m’a bien défendu.
— Il a dit « Elena », chuchota Gwen quand elle put enfin articuler.
Elle fixait un petit loup au poil dégarni par endroits, qui descendit en claudiquant de la tribune du juge pour aller faire le fou autour de Sabre, lequel acceptait avec dignité toutes les démonstrations du genre.
— Elena, c’est moi, dit cette dernière, interrompant son embrassade avec Matt.
— Celle qui est censée… être morte ?
Elena prit la peine de donner une accolade à l’avocate.
— J’ai l’air morte, d’après vous ?
— Je… je ne sais pas. Non. Mais…
— Cela dit, j’ai une jolie pierre tombale au cimetière de Fell’s Church.
Soudain, l’expression d’Elena changea légèrement.
— C’est Caroline qui vous a dit ça ?
— Pas qu’à moi, à toute la salle. Surtout aux journalistes.
Stefan lança un sourire ironique à Matt.
— J’imagine que tu ne mourras pas avant de t’être vengé.
— La vengeance ne me dit plus rien. Tout ce que je veux, c’est rentrer chez moi – je veux dire…
Il leva les yeux vers Mme Flowers d’un air affligé.
— Si vous pouviez vous sentir comme chez vous dans ma maison en l’absence de votre chère mère, j’en serais très heureuse, le rassura la vieille dame.
— Merci, répondit Matt. C’est exactement ce que je ressens. Mais Stefan… à ton avis, qu’est-ce que les journalistes vont raconter ?
— S’ils sont malins, rien du tout.